« Je ne pouvais pas aller plus loin à l’Est »

Assis face au détroit de Béring, je regarde distraitement les oiseaux lutter face aux rafales de vent qui viennent balayer la côte. En face, l’Alaska.

Ouelen, le 26/08/2023, il est 15h56 et la température est de 7°. Malgré le vent et les cris d’oiseaux, j’entends le cliquetis de ma brave Loreleï.

Elle m’a amenée jusqu’ici, sans aucun problème, sans jamais se plaindre, supportant mes humeurs et mes erreurs sans broncher.

Elle a bien sûr souffert des affres de la route, on ne fait pas un tel voyage sans en être marqué, tout comme moi bien sûr.

J’ai souffert, physiquement et mentalement, ayant peur de l’échec, de ne pas atteindre le but, prêt à abandonner à de nombreuses reprises, mais après avoir touché le fond, il ne pouvait y avoir que du mieux.

Je comprends mieux maintenant ce qui pousse les voyageurs solitaires à toujours aller plus loin, c’est cette remise en question de soi, de vouloir se dépasser.

Car oui, on pense, on cogite, on s’interroge, et l’on trouve enfin sa place sur terre et dans cette aventure. Être soi-même.

 

Il n’y a pas grand-chose dans ce village, une église, une école, un bureau de poste, qui fait office de tout. Même si le climat n’est pas des plus chauds, c’est dans la chaleur des habitants que l’on se rend compte de la beauté de l’endroit.

Un thé chauffé à même un poêle antique mais qui doit carburer toute l’année, me fait prendre conscience de la situation : je suis loin de tout en cas de problème.

Je chasse cette idée au plus vite de ma tête, et essaye vainement de comprendre celui qui doit être le postier. J’insiste pour payer le thé, mais ce dernier refuse, à grand renfort de sourires.

Il ne doit pas souvent voir de nouvelles têtes dans cette région, qui plus est un motard qui ne connait que 3 mots de russe sur une moto allemande.

L’Oural est reine ici, alors une GSA équipée pour voyager fait office d’un ovni au milieu d’un terrain d’aviation.

Je sors du bureau de poste, le goût du thé encore présent sur mes lèvres, et le froid qui me mord aussitôt la peau. Le vent a forci, et les nuages s’amoncellent, lourds de promesses indéchiffrables. Loreleï est là, fidèle, sa silhouette massive contrastant avec l’austérité du paysage. Je pose une main sur son réservoir tiède, comme on rassure un compagnon de route.

Autour de moi, le silence n’existe pas. Il est fait du bruissement du vent dans les tôles des maisons, des cris des goélands ivres de bourrasques, du cliquetis d’un drapeau soviétique effiloché sur un mât trop haut. Une femme passe, emmitouflée dans un long manteau, ses yeux noirs pétillant d’une curiosité discrète. Un enfant la suit de près, un bonnet trop grand lui tombant sur les yeux.

Je me demande ce que je fais ici. Ou plutôt, ce que je cherche encore. J’ai atteint l’extrémité du continent, là où la terre s’efface en laissant place à l’infini du Pacifique Nord. Aller plus loin n’est plus une question de kilomètres, mais d’élan intérieur.

La route s’arrête ici, mais moi, est-ce que je m’arrête aussi ?

Une rafale plus forte que les autres me fait frissonner. Je remonte le col de ma veste, effleure machinalement le carnet de notes dans ma poche. Il y a des voyages qui se mesurent en distance, et d’autres en souvenirs gravés sous la peau. Peut-être est-il temps de rentrer.

Ou peut-être pas.

Je jette un dernier regard au village, à ces silhouettes courbées par le vent, à ces maisons figées dans le froid. Puis je monte sur Loreleï. Elle vrombit doucement, impatiente. Il est temps de reprendre la route.

Direction Magadan.

Les premiers kilomètres sont hésitants, comme toujours après une halte prolongée. Le corps doit retrouver son équilibre, les sens doivent se réajuster au rythme du voyage. La piste, incertaine, se déroule devant moi, striée d’ornières gelées et de cailloux affleurants. Le vent s’engouffre sous mon casque, siffle à mes oreilles, comme pour me rappeler que je suis toujours dans l’antichambre du bout du monde.

Je roule, l’esprit encore absorbé par la journée. Il me faut un hébergement avant la nuit. Ici, l’obscurité ne prévient pas, elle tombe d’un coup, avalant tout sur son passage. J’ai repéré un bourg sur la carte, à quelques heures d’ici. Avec un peu de chance, j’y trouverai un toit, un lit sommaire, peut-être même un repas chaud.

Je ne croise personne. Seuls quelques corbeaux troublent le ciel d’un battement d’ailes. Loreleï avale les kilomètres, fidèle et robuste, chaque cahot sur la route résonnant dans mon dos comme une note familière.

La solitude ici n’est pas un fardeau. Elle est une compagne silencieuse, une présence discrète qui m’apprend à écouter autrement. La route s’étire devant moi, longue, infinie. Un ruban d’aventure qui serpente vers l’inconnu.

Magadan est encore loin. Mais qu’est-ce que la distance, sinon une promesse de découvertes ?

Après avoir quitté Ouelen, Loreleï et moi nous enfonçons dans l'immensité sauvage de la Tchoukotka. Les kilomètres défilent sous les roues, révélant des paysages tantôt austères, tantôt d'une beauté à couper le souffle.

Notre première halte se fait à Sireniki, un village côtier où les traditions ancestrales des Yupiks sibériens perdurent. Les habitants, chaleureux malgré le climat rigoureux, m'accueillent avec curiosité et bienveillance. Je partage avec eux un repas simple, composé de poissons fraîchement pêchés, et écoute leurs récits empreints de sagesse.

Poursuivant notre route, nous atteignons Novoe Chaplino. Ce village, perché sur les rives de la mer des Tchouktches, est un véritable havre de paix. Les enfants jouent près des embarcations traditionnelles, tandis que les anciens tissent des paniers en écorce de bouleau. Je profite de cette escale pour me reposer et échanger avec les artisans locaux, admirant leur dextérité et leur patience.

Plus loin, le village de Lavrentiya se profile à l'horizon. Centre administratif de la région, il offre quelques commodités bienvenues. Je fais le plein de provisions et prends le temps de vérifier l'état de Loreleï, m'assurant que notre fidèle monture est prête pour les défis à venir.

La route nous mène ensuite à Egvekinot, une localité fondée à l'époque soviétique. Les vestiges du passé y sont encore visibles, témoignant d'une histoire complexe et souvent tumultueuse. Les habitants, conscients de cet héritage, œuvrent pour préserver la mémoire tout en construisant un avenir meilleur.

Après une longue journée de voyage, la fatigue commence à se faire sentir. Je décide de m'arrêter dans un petit village en cours de route pour me restaurer et passer la nuit. Les habitants m'accueillent chaleureusement, partageant avec moi un repas traditionnel et m'offrant un endroit pour dormir. Leur hospitalité me rappelle que, même dans les contrées les plus reculées, la générosité humaine est une constante.

Le lendemain, reposé et revigoré, je reprends la route en direction de Magadan. La ville, autrefois synonyme de souffrance en raison des goulags, s'est transformée en un centre culturel et économique dynamique. Les rues vibrent d'une énergie nouvelle, et je me réjouis à l'idée de découvrir tout ce qu'elle a à offrir.

2

L’idée de ce voyage n’a pas surgi d’un coup. Elle s’est insinuée en moi, lentement, insidieusement, jusqu’à devenir une obsession.

Tout a commencé dans mon petit appartement en Belgique, un soir d’hiver, alors que la pluie martelait les fenêtres. Je feuilletais un atlas, rêvassant devant ces noms lointains, ces routes qui semblaient tracer des promesses d’aventure. Puis mon regard s’est arrêté sur un point minuscule, à l’extrême est de la Russie : Ouelen.

J’ai ressenti un frisson. Pourquoi pas ?

Mais presque aussitôt, le doute s’est installé.

C’était insensé. Impossible. Traverser des milliers de kilomètres, affronter des climats extrêmes, des routes imprévisibles, des langues inconnues… Je n’étais pas un explorateur, encore moins un héros de roman d’aventure. Juste un motard passionné, avec une soif d’ailleurs et une machine qui, je le savais, ne demanderait qu’à rugir sous moi.

Les jours suivants, cette idée a germé, prenant racine dans mon esprit. L’excitation et l’appréhension se livraient une bataille incessante. J’imaginais l’odeur du bitume chaud sous le soleil d’Asie centrale, la morsure du vent en Sibérie, les bivouacs sous un ciel étoilé, mais aussi les crevaisons en pleine steppe, les moments de solitude, la peur de l’inconnu.

Et puis, un soir, j’en ai parlé à mon épouse.

Elle m’a écouté en silence, le regard pétillant, un sourire en coin. Puis elle a simplement dit :

— Tu dois le faire.

J’ai ri nerveusement. Je m’attendais à des objections, des mises en garde, un soupir inquiet. Mais non, elle était sérieuse.

— Tu en rêves depuis toujours, non ?

Je n’ai pas su répondre tout de suite. Oui, bien sûr, mais entre rêver et partir, il y avait un gouffre.

— Et si je n’y arrive pas ? ai-je fini par souffler.

— Alors tu rentreras. Mais au moins, tu auras essayé.

C’était si simple, dit comme ça. J’ai secoué la tête, cherchant encore des excuses, mais elle a levé la main pour m’arrêter.

— Écoute, tu passes ton temps à lire des récits d’aventure, à regarder les cartes, à parler de destinations improbables. Ce voyage, tu l’as déjà dans la tête depuis des années. C’est le moment.

Elle avait raison. Et au fond de moi, je le savais.

Alors, j’ai commencé à préparer. Je me suis perdu dans les cartes, j’ai dévoré des récits de voyageurs, étudié les itinéraires possibles, listé le matériel indispensable. Je me suis préparé mentalement à la rudesse du voyage, aux imprévus, à la fatigue qui rongerait chaque muscle de mon corps.

Et un matin, sans fanfare, sans grandes déclarations, j’ai démarré Loreleï et pris la route.

Chaque kilomètre parcouru me rapprochait un peu plus de cet objectif insensé. De la Belgique aux plaines de Russie, des montagnes d’Asie centrale aux côtes de la mer de Béring.

J’avais quitté mon quotidien, mes repères, pour un voyage dont l’issue restait incertaine. Mais n’était-ce pas là le véritable sens de l’aventure ?

-

L’aube s’étire lentement sur Egvekinot, teinte orangée sur les cimes enneigées qui entourent ce petit port perdu entre mer et montagne. Le vent, vif et mordant, semble vouloir retenir mon départ, mais il en faut plus pour me dissuader. J’ai encore en bouche le goût du thé brûlant partagé la veille avec des pêcheurs, des hommes taiseux au regard marqué par le froid et la rudesse de ces terres. Ils m’ont écouté parler de mon voyage, secouant la tête avec un mélange d’admiration et d’incompréhension.

Mais il est temps de partir. Loreleï vrombit, impatiente de reprendre la route. Devant moi, plus de 2 000 kilomètres de pistes hostiles et de solitude absolue avant d’atteindre Magadan. Ici, il n’y a plus de routes officielles, seulement des pistes brisées par le gel et le temps, des passages que l’on pourrait appeler chemins par habitude, mais qui n’ont rien de réellement praticable.

Le premier tronçon est éprouvant : la traversée de la toundra arctique. La route n’est plus qu’un mélange d’ornières profondes et de cailloux détachés par le gel. Les rivières, encore gonflées par la fonte des neiges, barrent parfois le passage, obligeant à chercher un gué plus en aval ou à faire demi-tour pour contourner l’obstacle.

Après plusieurs jours de progression dans ce désert blanc, je parviens enfin à Omolon, un petit village blotti contre les rives de la rivière éponyme. Ici, le temps semble s’être arrêté. Quelques maisons de bois résistent tant bien que mal aux assauts du climat, et un minuscule poste de ravitaillement permet de faire le plein de carburant et de provisions. C’est pour moi comme l’eldorado ! Je profite de cette escale pour souffler, réparer ce qui doit l’être sur Loreleï et partager un repas frugal avec les habitants, curieux de voir un étranger s’aventurer aussi loin de tout.

La nuit, sous un ciel clair où danse une aurore boréale timide, je mesure la folie de mon entreprise. Je suis seul, au cœur de la Sibérie orientale, à mi-chemin entre Egvekinot et Magadan. Il n’y a plus de marche arrière possible.

Le lendemain, je reprends la route en direction du fleuve Kolyma, la route des fantômes, l’un des derniers grands obstacles avant Magadan. Ici, le sol est imprévisible : tantôt dur comme la pierre, tantôt boueux et traître. L’ancienne route du Kolyma, construite sous Staline par les prisonniers du Goulag, s’efface peu à peu sous les assauts du temps. Chaque kilomètre est une lutte, chaque virage dévoile une nature aussi majestueuse qu’impitoyable.

Je longe les vestiges d’anciens camps abandonnés, des baraques de bois rongées par le gel, des barbelés rouillés tordus par l’histoire. C’est une route hantée, une route où l’on ressent encore le poids des âmes disparues.

Mais je n’ai pas le luxe de m’attarder sur ces pensées. Il faut avancer, atteindre Susuman, l’un des derniers points de ravitaillement avant Magadan. Ici, je retrouve un semblant de civilisation : une station-service, un petit café où l’on sert une soupe brûlante, et quelques visages marqués par l’isolement.

Après des jours de lutte contre la route, contre le froid et contre moi-même, les premières lumières de Magadan apparaissent enfin au loin. Cité légendaire, dernier bastion avant l’océan Pacifique, elle marque la fin de cette route de l’impossible.

Je m’arrête un instant, le regard perdu vers l’horizon. Derrière moi, des milliers de kilomètres de routes parcourues, de paysages démesurés, de rencontres improbables. Devant moi, la mer d’Okhotsk, impassible et sauvage. Je suis arrivé.

Mais est-ce vraiment la fin du voyage ? Ou seulement le début d’un autre ?